La transition écologique

EXTRAIT DU MAG D’AVRIL 2022Auteur Fred PORCEL

Depuis quelques mois, ils pleuvent, les rapports. Une vraie mousson. Sur le climat, la résilience de nos sociétés, l’adaptation aux changements climatiques, la transition énergétique, renouvelables ou nucléaire, bla bla bla… Des centaines, des milliers de pages. Attention, il s’agit de rapports scientifiques. Des vrais, avec des faits, documentés, sourcés, des démonstrations robustes, des études publiées dans des revues à comité de lecture. Du sérieux, pas du débat de chaînes de déformation continue. Pour vous y retrouver, un petit tour d’horizon.

GIEC (1)
En février dernier est paru le deuxième volet du sixième rapport du GIEC, portant sur les stratégies d’adaptation au changement climatique. Après le premier volet fin 2021 sur l’état des connaissances scientifiques sur le climat, il y aura bientôt le troisième, qui proposera des solutions pour atténuer le changement climatique. Non pas ses effets, la nuance est devenue importante pour nos décideurs. Limiter le changement, c’est mondial, compliqué et solidaire. Limiter ses effets, être résilient, c’est national. Comprenez : chaque pays se débrouille, surtout ceux qui en ont les moyens.

Pour la sixième fois depuis 32 ans, le GIEC constate que les mesures prises par les gouvernants sont insuffisantes à enrayer, voire limiter le dérèglement climatique, dont les conséquences augmentent en durée et en intensité année après année.

Espérons que ces dirigeants cessent un jour de bavasser et se mettent à agir suffisamment pour avoir une petite chance d’y parvenir.

RTE (2)

Le transporteur français d’électricité a sorti en janvier son « Futurs énergétiques 2050 ». On y apprend que pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il faut baisser de 40% la consommation actuelle d’énergie totale (dite finale) de notre pays. Cela implique des efforts massifs d’économies d’énergie, d’efficacité et de sobriété dans tous les secteurs (industrie, transports, bâtiments, agriculture, services…).

Par ailleurs, il faut électrifier tout ce qui peut l’être, l’électricité (verte évidemment) étant beaucoup plus efficace que les autres sources ou vecteurs d’énergie. Or aujourd’hui, gaz, pétrole et charbon constituent les deux tiers de la consommation d’énergie finale en France. Dans les transports, c’est 90%. Espérons qu’avec ses avantages incomparables, le train trouve enfin sa voie.

L’ADEME (3)

Avec « Transition(s) 2050 », elle détaille quatre scénarios pour atteindre la neutralité carbone en France à cette date. S’intéressant à la globalité de notre société, elle imagine quatre voies très différentes, d’une sobriété assumée au maintien de notre mode de vie
qui, rappelons-le, repose sur les trois principes guidant nos dirigeants éclairés depuis des décennies : la croissance, la croissance, la croissance.

Attention spoiler ! Le maintien de ce modèle de surconsommation imposera des efforts considérables en termes d’innovations techniques et de ressources financières, efforts qui confinent à la magie. Selon l’ADEME, une réduction de nos consommations est la piste la plus réaliste. Sinon, espérons que Harry Potter sera disponible.

THE SHIFT PROJECT
Ce think tank présidé par Jean-Marc Jancovici(4) publie son PTEF : Plan de transformation de l’économie française. Secteur par secteur, il vise à répondre à la question suivante : « Que faut-il faire pour mettre l’économie française en cohérence avec une baisse des émissions planétaires de 5% par an […] tout en permettant à chacun(e) de trouver un emploi ? ». Il s’agit d’un programme clé en main offrant des analyses et des pistes industrielles, économiques, chiffrées, pour planifier la transition vers une société décarbonée et durable. Destiné aux décideurs politiques et économiques, espérons qu’ils le lisent.

UNE ÉLECTRIFICATION MASSIVE
Tous les scénarios qui précédent, avec ou sans nucléaire, concluent à une forte hausse de la consommation d’électricité et imposent un développement massif d’installations de production d’énergie d’origine renouvelable. On en est loin. Il faut dire qu’elles réclament des quantités phénoménales de matériaux et, pour le solaire, beaucoup de place.

À ce sujet, la SNCF prévoit de déployer plus d’un million de m² de panneaux solaires sur ses emprises d’ici 2030. Le groupe a lancé en février un premier appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour l’installation d’ombrières photovoltaïques sur les parkings de 156 gares. Il espère produire 25 à 30 MWc (mégawatt-crête) d’ici 2024, soit l’équivalent de… deux éoliennes géantes. Espérons que ce soit le début d’une longue série.

LE RAPPORT MEADOWS
Enfin, last but not least(5), celui que je vous invite à lire s’il n’en faut qu’un et que vous voulez comprendre les causes profondes du déclin de nos sociétés : le Rapport Meadows ou Limits to growth (en français Les limites à la croissance dans un monde fini, encore appelé Rapport du Club de Rome(6), du nom de son commanditaire).

Le lire d’abord parce que vendu à des millions d’exemplaires, il est aussi culte que Harvest, de Neil Young, sorti la même année. En 1972, le livre fait l’effet d’une bombe, lançant les bases de tout ce qui traitera de développement durable jusqu’à nos jours et sans doute encore longtemps.

Ensuite, parce qu’il est bien écrit et ne nécessite aucune connaissance particulière. Chaque mot est pesé, la nuance et l’intelligence surgissent à chaque ligne, assez loin de ce que l’on entend en général aujourd’hui.

Enfin, parce que son propos n’a rien d’écologiste. Pas d’avis sur le nucléaire, les pulls en mohair ou les brosses à dents en bambou. Ses auteurs ne sont pas des bobos ni des rescapés de Woodstock, ce sont des scientifiques du MIT(7) spécialistes de la dynamique des systèmes.

Les progrès de l’informatique des années 70 leur permettent de développer des algorithmes pour simuler l’évolution du monde jusqu’en 2100, décrit comme un ensemble dont toutes les parties sont interdépendantes. Ils élaborent un modèle baptisé World 3, y paramètrent les multiples liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique. Ils font ensuite tourner World 3 pour simuler plusieurs décennies d’évolution et bougent les curseurs, constatant les implications en cascade que cela produit.

Attention spoiler 2 ! Les différents scénarios présentés dans le rapport ne mènent pas tous à un déclin de nos sociétés, mais il apparaît que les seuls viables sont ceux qui abandonnent la recherche d’une croissance sans limite.

Attention spoiler 3 ! Manifestement, le monde suit de près le scénario du type « Business as usual » : une fuite en avant des consommations jusqu’à un dépassement et un effondrement combinés dans l’économie, l’environnement et la population.

Le rapport Meadows montre que la croissance économique s’arrête au milieu du 21e siècle faute de matières premières (énergie, ressources naturelles…) et de capacité à absorber les pollutions (dégradation du sol, de l’eau, de l’air…). Une fois le pic atteint, les ressources deviennent de plus en plus chères, la production industrielle par habitant décline, suivie de la production alimentaire. La population se met à diminuer à cause d’un manque de nourriture, de la disparition des services publics et de conflits armés pour s’approprier les ressources restantes. Quant au progrès technique, il ne fait que différer l’effondrement de l’écosystème mondial, incapable de supporter une croissance exponentielle.

Seule solution pour amortir le déclin inéluctable de nos sociétés : mettre fin à la recherche d’une croissance infinie insoutenable et irréaliste, en stabilisant l’activité économique et la croissance démographique. Ce qui impose le partage des richesses, au lieu de son accroissement permanent au profit de quelques-uns. Car la croissance telle qu’elle est conçue depuis des décennies ne sert à rien, captée à peine créée par ceux qui ont déjà tout.

C’est pourquoi les conclusions du Rapport Meadows n’ont jamais été mises en œuvre pour l’instant : pour que cette économie à croissance stabilisée fonctionne, il faut répartir les richesses à l’échelle de la planète, afin de garantir la satisfaction des besoins de tous
les humains. En lisant ça, les dirigeants libéraux ont fait une syncope, avant de se ressaisir pour continuer à appliquer les consignes de ceux qui sponsorisent leurs carrières.

50 ANS DÉJÀ ET TOUJOURS D’ACTUALITÉ
Traduit, réédité et mis à jour depuis sa sortie, on le trouve partout : bibliothèques municipales, universitaires, sans doute même dans une armoire ou un carton dans le garage. Malgré son âge, il n’a pas pris une ride, évaluant dès 1972 que la croissance mondiale se contracterait au début du 21e siècle. Celle
des pays développés est devenue structurellement dérisoire, celle des pays en voie de développement a un coût écologique et social insupportable.

Cinquante ans après, rien ou presque n’a été fait pour limiter cette croissance tous azimuts, bien au contraire. En son nom et pendant qu’Homo Conso continue de dormir, les gouvernants rivalisent d’ingéniosité. Ils imposent des réformes systémiques aux citoyens, suppriment les services publics,
transforment les salariés en esclaves modernes, développent une répression toujours plus violente, dévastent la nature encore plus vite pendant qu’il en reste, remplissent les océans de nos poubelles, autorisent plus d’engrais et de pesticides pour compenser l’épuisement des sols, accaparent l’eau au profit de l’agrobusiness confronté à des sécheresses à répétition, créent des milices pour museler les écologistes. Espérons que leur imagination s’arrête enfin.

LA FIN D’UN MODÈLE
Voilà donc un petit florilège des rapports qu’Homo Conso ne lira jamais. Il a d’autres préoccupations. Le 3 mars, en pleine invasion de l’Ukraine, l’article le plus lu du Monde concernait la disparition du « journaliste » Jean-Pierre Pernaut. Albert Londres aurait apprécié.

Pourtant, ces volumineux pavés proposent souvent des versions de quelques pages « à destination des décideurs ». Histoire d’être sûrs que lorsque ces entre-soi-disant élites sont mises année après année devant l’évidence qu’elles ne font rien ou presque, « Je n’ai pas le temps » n’est pas une excuse.

Il faut noter que ces rapports ont plusieurs points en commun. D’abord, ils sont unanimes : la croissance infinie n’existe pas. Elle ne sert qu’à maintenir l’ordre des classes en place, faisant avaler des couleuvres en promettant que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Pour en faire un programme électoral, il faut n’avoir peur de rien.

Ensuite, ils montrent que tous les aspects de nos sociétés sont interdépendants, elles-mêmes désormais liées par un avenir commun. Inutile de se focaliser sur un sujet particulier sans l’intégrer à l’ensemble de ses interactions physiques et sociales. Sans oublier de le décliner à tous les échelons : mondial, national, régional, local, familial, individuel.

Un nouvel appareil miracle est en projet ? Parfait. Avec quelles ressources le produire ? Comment l’alimenter en énergie ? Le distribuer ? Le réparer ? Éviter ou nettoyer les pollutions qu’il engendre tout au long de son cycle de vie ? Le recycler en tout ou partie ? Le bon vieux temps où ces questions ne se posaient pas semble terminé, il était temps. Si elles avaient été posées dès 1972, nous aurions des millénaires devant nous. Au lieu de ça, croissance, surconsommation, démographie, ressources, biodiversité, agriculture, alimentation, eau, air, sols… tout arrive à bout de souffle et, comme dit l’autre, en même temps. Nous sommes à la fin d’un cycle. Même le patriarcat, modèle social pyramidal masculin qui régit nos organisations humaines depuis le néolithique, semble avoir du plomb dans l’aile.

Après l’agricole il y a dix mille ans et l’industrielle il y a deux siècles, serons-nous capables de gérer tant bien que mal cette inévitable Révolution de la durabilité ou laisserons-nous la planète s’en charger à notre place ? Si tel est le cas, gare aux lendemains qui déchantent, elle n’a ni patience, ni empathie.

Notre – assez bref, finalement – modèle de civilisation fondée sur la prédation sans limites va s’arrêter. Et après ? Il n’est que le dernier de la longue liste de ceux qui ont disparu avant lui. Quel nouveau modèle va lui succéder ? La classe dirigeante réussira-t-elle à garder le contrôle et tout remettre en coupe réglée avec l’appui de ses serviteurs politiques et médiatiques ? Ou bien, si la croissance cesse d’être l’alpha et l’oméga, Homo Conso sortira-t-il la tête du sable pour redéfinir son rapport à la domination ? À l’argent ? Au travail ? Au bien-être ? Aux autres ? Il y a là une occasion à saisir, espérons qu’il y parvienne.

ET LE TRAIN ALORS ? JE NE VOIS PAS LE RAPPORT
Si les décideurs du ferroviaire prenaient le temps de les lire, ces rapports, de lever les yeux un instant au-delà du tachymètre et des pantographes, peut-être pourraient-ils mieux appréhender la complexité de l’urgence dans laquelle nous nous trouvons. Mieux cerner les enjeux globaux et interdépendants qui sont à l’œuvre en cette période où tout converge, à l’échelle de nos sociétés humaines pensées dans leur ensemble. Peut-être pourraient-ils alors dépasser le stade du « Le train c’est drôlement bien » et comprendre pourquoi son développement est fondamentalement salutaire, pendant qu’il est encore temps.

1 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

2 Réseau de transport d’électricité.

3 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.

4 Ingénieur de l’École polytechnique, enseignant et conférencier français, créateur du Bilan carbone qu’il a développé au sein de l’ADEME. Connu notamment pour ses conférences sur le réchauffement climatique et l’énergie, il est depuis 2018 membre du Haut Conseil pour le climat auprès du Premier ministre.

5 Le dernier mais non le moindre.

6 Groupe de réflexion fondé en 1968, réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels de cinquante-deux pays, analysant les problèmes complexes auxquels doivent faire face toutes les sociétés, tant industrialisées qu’en développement.

7 Massachusetts institute of technology.

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