La transition écologique

EXTRAIT DU MAG DE MARS 2022 _ Auteur Fred Porcel

Pour aller vers l’indispensable décarbonation de nos sociétés, l’hydrogène est présenté depuis quelques années comme une solution prometteuse. Alors, H2 est-elle la molécule miracle qui va sortir l’humanité du guêpier climatique dans lequel elle s’est elle-même fourrée ?

THÉORIE ET COULEURS
92 % des atomes de l’univers et 74 % de sa masse sont constitués d’hydrogène. Pourtant, sur Terre, il n’existe quasiment pas sous cette forme. On le trouve essentiellement dans l’eau (H2O) où, en l’état, son potentiel énergétique est nul. Il faut donc le produire(1), sachant qu’une fois que c’est fait, un confinement strict est nécessaire : incolore, inodore, si minuscule qu’il s’échappe par la moindre fissure, c’est un puissant gaz à effet de serre et, à de faibles concentrations dans l’air ambiant, il explose.

Si l’hydrogène obtenu par électrolyse de l’eau (réalisée avec de l’électricité issue d’énergies renouvelables) est dit propre(2) ou vert car sa production n’émet pas de CO2(3), il est encore anecdotique : en réalité, 95 % de l’hydrogène fabriqué dans le monde est sale. Très sale. On le dit noir ou gris, majoritairement produit par oxydation partielle de charbon ou vaporeformage de gaz fossile. À ce sujet, qualifier de « naturel » cet hydrocarbure gazeux fortement émetteur de CO2 est un service sémantique qu’il ne faudrait plus lui rendre.

Même si on aime bien cette couleur, oublions l’hydrogène bleu consistant à capter le CO2 émis lors du vaporeformage pour l’utiliser dans l’industrie ou le confiner dans des poches géologiques. Cette technique complexe, chère et énergivore a peu de chances de s’imposer face à l’hydrogène vert, mais l’industrie pétrolière en fait la promotion pour capter les milliards promis par certains gouvernements pour la développer.

DE L’HYDROGÈNE, POUR QUOI FAIRE ?
Les procédés gris et noir rejettent un milliard de tonnes de CO2 par an dans l’atmosphère, mais plusieurs secteurs industriels ne peuvent s’en passer, comme le raffinage de produits pétroliers, la production d’ammoniac (engrais de l’agriculture chimique dite conventionnelle), de méthanol (combustible), d’acier. Tout ceci émet des quantités cataclysmiques de CO2. Il y a donc urgence, là aussi, à décarboner la fabrication et les usages industriels de l’hydrogène.

Sachant qu’au niveau mondial, les principaux émetteurs mondiaux de CO2 sont la production d’énergie, les transports, l’industrie et le chauffage des bâtiments, à quoi pourrait servir l’hydrogène vert ?

PEUT-ON SE CHAUFFER AVEC ?
La régulation thermique des bâtiments émet près d’un cinquième des gaz à effet de serre de la planète. Malheureusement, l’utilisation d’hydrogène pour cet usage est six fois moins efficace qu’une simple pompe à chaleur électrique (PAC). Parce que de sa fabrication à son usage final, le rendement de l’hydrogène vert est mauvais : avec 100 kWh(4) d’électricité consommés pour le produire, la moitié seulement chauffera le bâtiment, à cause des pertes dans la production, le stockage et le transport du gaz. En revanche, avec ces 100 kWh, une PAC peut produire près de 300 kWh de chaleur en puisant des calories dans l’environnement.

Avec l’hydrogène, il faudrait donc produire plus d’électricité pour se chauffer moins, sans compter que la conversion des réseaux actuels de gaz pour le transporter est, malgré le discours lénifiant du secteur gazier, loin d’être simple : il fragilise les aciers ordinaires et, on l’a vu, impose de maîtriser parfaitement la sécurité à domicile.

Bref, une bonne isolation thermique et/ou une PAC garantissent un bien meilleur résultat, durable et à moindre coût.

L’hydrogène n’est pas non plus pertinent pour répondre aux besoins de chaleur de l’industrie, l’électricité peut pourvoir directement à la quasi-totalité de ses usages, hormis pour les très hautes températures. Là encore, parce que le rendement global de sa fabrication à sa consommation est médiocre. Mieux vaut utiliser directement l’électricité qui serait consommée pour le produire.

EST-IL PERTINENT POUR SE DÉPLACER ?
L’aéronautique doit se réinventer. Si l’aviation longue distance est hors d’atteinte de l’électrification à batteries pour des raisons évidentes de poids, l’hydrogène est une piste, mais il prend beaucoup de place : pour une même capacité énergétique, il est huit fois plus volumineux que le kérosène s’il est comprimé, quatre fois “seulement” s’il est liquéfié (à -253°C quand même).

Il faudrait donc redessiner complètement les avions pour confiner des mètres cubes d’hydrogène liquide dans des réservoirs énormes hyper-isolés et plutôt sphériques (donc plus dans les ailes) tout en évitant de congeler le circuit d’alimentation des moteurs. En outre, l’acheminement, le stockage et le remplissage des réservoirs sont de vrais défis, sans oublier l’acceptation des passagers à voler avec un compagnon de voyage aussi imprévisible.

Et même en cas de succès, fiabiliser, homologuer et remplacer les dizaines de milliers d’appareils existants prendrait un temps long que l’humanité n’a plus.

L’hydrogène pourrait par contre être utilisé pour produire des SAF (sustainable aviation fuel = kérosène de synthèse). Idem pour le fret maritime où les batteries n’ont pas l’autonomie suffisante, il pourrait remplacer le fuel lourd, mais sous forme d’ammoniac. Ces deux pistes sont actuellement à l’étude.

Dans le transport ferroviaire, l’exploitation de nombreuses voies ferrées dépourvues de caténaires est assurée par des locomotives diesel qu’il faut remplacer. Si Bombardier teste une solution hybride de trains à batteries prenant le relais en absence de caténaires, Alstom a commencé les essais de ses premiers trains à hydrogène. Certes, cette technologie n’implique pas de coûts d’infrastructure supplémentaires, mais comme on l’a vu plus haut, son rendement est médiocre et nécessite un réseau de production, de transport et de ravitaillement dans des conditions sévères de sécurité. Par ailleurs, les coûts de maintenance des piles à combustible semblent élevés.

L’avenir du train à hydrogène n’est donc pas encore passé au vert, il va falloir attendre pour en avoir le cœur net.

POUR LA VOITURE, C’EST CLAIREMENT NON
Si le rendement d’un moteur électrique dépasse les 90 %, celui de la propulsion à l’hydrogène est encore pire que pour se chauffer : à peine 30 %. Ce qui signifie que 70 % de l’énergie totale est perdue. On peut se consoler en rappelant qu’après un siècle de développement, celui des moteurs essence et diesel approche péniblement les 40 %, mais le pétrole conventionnel a longtemps été une source d’énergie abondante et peu chère.

La production d’hydrogène pour un parc automobile conséquent consommerait donc une quantité pharaonique d’électricité verte, dont les deux tiers ne serviraient à rien. Il serait ensuite comprimé, stocké, transporté puis confiné à très haute pression dans un réservoir avant d’être retransformé en électricité par une pile à combustible.

Évidemment, outre des véhicules fiables et abordables qui n’existent pas, il faudrait développer massivement une filière – qui n’existe pas davantage – de conditionnement, transport et distribution pour le grand public, avec un niveau de sécurité irréprochable. Construire un tel réseau serait complexe, hors de prix et prendrait beaucoup d’un temps que nous n’avons décidément pas. Il ne peut être envisagé que pour des secteurs professionnels avec des utilisateurs formés, des véhicules massivement utilisés, un réseau préexistant, sécurisé et optimisé.

De toute façon, même si l’hydrogène était pertinent – ce qui n’est pas le cas – les constructeurs automobiles ont déjà tout misé sur la voiture électrique à batteries. Les centaines de milliards d’investissement et de R&D(5) engagés depuis quelques années par les diverses industries du secteur ne se retrouveront pas de sitôt sous les sabots d’un cheval vapeur. Quel PDG oserait demander à ses actionnaires d’investir des sommes colossales dans une technologie inefficace dont tous les autres acteurs se sont détournés ?

Pour illustrer ce constat, Honda vient d’annoncer l’arrêt de sa Clarity, rare voiture à hydrogène disponible sur le marché, pour “se concentrer sur l’électrique à batteries”. Quant aux bus, Montpellier a récemment jeté l’éponge en découvrant que l’exploitation des 51 bus commandés dans le cadre du projet Montpellier Horizon Hydrogène coûterait six fois plus que l’utilisation de bus électriques à batterie et que la Métropole ne pourrait pas produire assez d’hydrogène pour les alimenter.

Ajoutons que les futurs mix énergétiques renouvelables intègrent dans leurs modélisations les capacités de stockage des parcs automobiles électriques pour contribuer à assurer l’équilibre des réseaux, ce que la voiture à hydrogène ne permet pas. Nous détaillerons ce sujet dans un prochain article.

IL EXISTE DES USAGES POUR LESQUELS L’HYDROGÈNE EST PERTINENT
Si la liste de ses inconvénients est longue, H2 pourrait toutefois participer à la décarbonation de nos sociétés comme moyen de stockage d’énergie, à condition de le fabriquer quand la production d’électricité verte dépasse la demande, de disposer d’un enfouissement souterrain fiable et proche de son lieu de production pour éviter un transport coûteux et compliqué.

Il pourrait alors contribuer à assurer l’équilibre des réseaux électriques, notamment pendant les Dunkelflaute (longues périodes sans vent ni soleil suffisants) difficiles à gérer avec des mix énergétiques majoritairement renouvelables, donc non pilotables :

• en remplaçant le gaz fossile utilisé aujourd’hui dans les centrales thermiques ;

• en réduisant l’alimentation des électrolyseurs en cas de forte demande (effacement).

À défaut de stockage souterrain, on a vu que l’on peut envisager d’en faire de l’ammoniac ou des hydrocarbures de synthèse, que l’on sait stocker et transporter. Il pourrait ainsi permettre de transférer des énergies renouvelables de zones très productrices vers des régions moins bien loties ou à forte demande.

Les besoins en hydrogène de la chimie, de la sidérurgie, du transport maritime, de l’aviation, voire du stockage d’énergie, resteront très importants. Sa production consommera des quantités gigantesques d’énergies renouvelables, uniquement pour ces quelques secteurs d’activité. L’hydrogène ne fournira donc pas l’énergie propre et abondante de demain. Il sera plutôt un complément à l’électrification inévitable de nos sociétés.  Les technophiles argumenteront que les technologies imparfaites (captage du CO2, transports, chauffage, etc.) finiront par devenir compétitives et efficaces. Ils ont probablement raison, mais à quel prix ? Et sous quel délai ? 2040 ? 2050 ? Il sera trop tard pour limiter l’ampleur des changements climatiques, or il existe déjà des solutions efficaces d’électrification directe qui doivent être mises en œuvre maintenant.

L’hydrogène vert a de sérieux atouts, mais si l’on tient compte des contraintes climatiques, économiques, physiques, industrielles et temporelles, on peut prédire sans grand risque que la révolution de l’hydrogène, c’est du vent.

EN CONCLUSION
Cet exemple de distorsion entre fiction et réalité illustre les difficultés de la transition écologique, qui n’avait pas besoin de ça.

Primo, elle arrive dans une période où les puissances de l’argent, peu préoccupées par le changement climatique qui contrarie leur business et dont elles se considèrent à l’abri, n’ont jamais été aussi actives, influençant les médias pour défendre leurs intérêts, finançant les campagnes, carrières et pantouflages de décideurs qui leur en deviennent redevables. Ignorance et ambition personnelle sont moins que jamais des freins pour accéder aux plus hautes fonctions, le sens de l’État s’est effacé devant celui des affaires, la défiance des citoyens envers les soi-disant élites ne cesse d’augmenter.

Secundo, dans la sphère publique, le débat éclairé a disparu, l’intelligence a laissé la place au bavardage. La superficialité, le bon mot, l’outrance sont devenus la norme. On est choqué, on tweete, on clashe, on tacle… Si les physiciens savent qu’ils ne pourront jamais atteindre le zéro absolu, dans les médias et sur les réseaux, on continue à chercher. L’information est sans cesse caricaturée, simplifiée à l’extrême pour ne pas ennuyer Homo Conso. Sans doute plutôt pour ne pas le distraire de ce qui est attendu de lui : consommer, être rentable, se tenir tranquille. Or la décarbonation de nos sociétés bâties sur le charbon, le pétrole et le gaz est un problème complexe, qui repose sur des sciences dures(6) : climatologie, océanologie, géologie, physique, chimie, biologie, mécanique… Elle ne peut être expliquée, comprise et adoptée par les citoyens en étant portée par des intervenants ignorants de tout ou presque.

Heureusement, aux quatre coins du globe, des scientifiques de premier plan ont développé des scénarios robustes pour aller vers cette neutralité carbone sans laquelle les conditions de vie sur Terre deviendront intenables. Les décideurs ont longtemps traîné des pieds, tout en essayant de reprendre à leur compte l’engagement d’associations et de militants reconnus. Mais l’opinion publique et l’urgence les rattrapent. Ils sont à l’heure des choix qui impactent tous les aspects de nos vies, sans que nous n’en comprenions forcément les finalités. Alors tant pis si Pierre peste contre l’interdiction d’aller en ville avec sa Xsara HDI, si Paul râle parce qu’il doit proposer aux élèves un plat végétarien par semaine à la cantine, si Jacqueline s’énerve car la mairie parle
d’installer des éoliennes sur sa commune.

Pour offrir un avenir à tous, la transition écologique s’impose à chacun, même à l’immense majorité qui n’y comprend rien et ne s’y intéresse pas. Il serait temps qu’elle obtienne l’attention et le sérieux qu’elle mérite, à une époque où brasser de l’air est devenu la règle. C’est peut-être pour ça que l’hydrogène suscite tant d’intérêt.

 

Vos questions ou réactions à : lemag@unsa-ferroviaire.org


1 Il s’agit en réalité du dihydrogène (H2), molécule composée de deux atomes d’hydrogène. Par facilité, on parle d’hydrogène.

2 Il n’existe aucune activité humaine propre. Pour la transition écologique comme pour tout le reste, il faudrait parler de “moins néfaste sur l’ensemble du processus”.

3 Dioxyde de carbone.

4 Kilowatts/heure : unité de quantité d’énergie. Par exemple, on dit qu’une voiture essence consomme 6 litres/100 km, quand une électrique consomme 15 kWh/100 km.

5 Recherche & développement.

6 Par opposition aux molles qui ne sont basées sur aucune démonstration irréfutable, comme l’astrologie, le jardinage ou l’économie.