Notre analyse du verdict
Après avoir été mis en délibéré à l’issue de huit semaines d’audiences, le jugement en première instance dans le procès de l’accident ferroviaire de Brétigny a été rendu ce mercredi 26 octobre 2022. Il aura donc fallu attendre 9 ans, 3 mois et 14 jours pour que cet accident connaisse une première issue judiciaire.
Au bout d’un interminable tunnel de 3393 jours, les parties civiles rassemblées dans la grande salle du tribunal correctionnel d’Évry ont entendu la présidente du tribunal suivre, en grande partie, les réquisitions du procureur de la République. Si la relaxe a été prononcée pour l’ex-DPX Voie de Brétigny et pour SNCF Réseau (ex-RFF), SNCF (ex-SNCF Mobilités) a, elle, été reconnue coupable et condamnée pour homicides involontaires et blessures involontaires à une peine d’amende de 300 000 euros (la peine d’amende maximale de 450 000 euros avait été requise par le procureur de la République).
Le jugement établit que « la négligence du suivi du cœur de l’about présente un lien certain avec le déraillement », de même que « l’absence de découverte de cette défaillance lors des contrôles postérieurs ».
Les parties ont 10 jours pour faire appel de ce jugement.
Une dégradation lente d’une fissuration détectée, mais mal surveillée à l’origine du déraillement
À accident hors normes, procès et jugement hors normes : ce ne sont que des extraits d’un jugement de 299 pages que la présidente du tribunal correctionnel d’Évry a lu aux acteurs du procès de l’accident de Brétigny, pendant plusieurs heures ce mercredi 26 octobre 2022. Mais pouvait-il en être autrement alors que le tribunal devait étudier l’intégralité des fautes reprochées aux trois mis en examen, au terme de l’instruction (15 fautes pour la seule SNCF !), rechercher pour chacune l’établissement d’un éventuel « lien de causalité direct et permanent » avec l’accident, identifier l’imputabilité de ces fautes aux personnes morales et « réparer » les préjudices des parties civiles.
Si tant est que l’on puisse réparer quoi que ce soit… Ainsi, lorsque la présidente évoquera l’indemnisation du « préjudice de mort imminente », elle rappellera que « la description convergente et détaillée faite par les passagers (…) atteste (…) que (…) la conscience de l’imminence de la mort a été perçue le plus violemment par l’explosion des vitres, les projections de ballast, le fracas des tôles, les bruits de chocs avec le béton des quais, la dense fumée poussiéreuse, les valses des bagages et les mouvements désarticulés des passagers frappant leur tête contre les vitres, certains décollant même de leur siège pour percuter le plafond ».
Ce jugement tranche donc la bataille d’experts dont nous nous sommes fait l’écho grâce au dispositif de suivi mis en place par l’UNSA-Ferroviaire tout au long de ce procès, et qui n’avait qu’un seul but : comprendre pour mieux défendre les cheminots.
Le tribunal a forgé sa conviction tout au long des huit semaines d’audiences : la thèse de la défense (rupture brutale de l’avarie détectée dans le cœur en raison d’un défaut du métal) « perd toute crédibilité », « est privée de toute pertinence », l’hypothèse du défaut de l’acier n’ayant pu être prouvée et les expertises demandées par SNCF « ayant omis d’intégrer des données majeures ». Le jugement souligne :
« Il est clairement établi par les différentes expertises judiciaires et les débats que le retournement de l’éclisse à l’origine du déraillement a été rendu possible à la suite d’un long processus de désassemblage, qui s’est étendu sur plusieurs mois, désassemblage amorcé par l’évolution de la fissure détectée en 2008 sur l’about C du cœur. (…) Ce ne peut être qu’à la suite de graves défaillances au niveau de la surveillance que ce long processus de désassemblage n’a pas pu être enrayé à temps ».
En cause notamment, l’absence de démontage des éclisses et le non-respect des échéances de suivi des cœurs. Comme l’assène le jugement :
« Si le rythme initial des visites annuelles avait été respecté, une visite aurait dû avoir lieu (…) moins d’un mois avant le déraillement (…) elle aurait permis de constater, grâce au démontage obligatoire des éclisses, l’état d’avarie très avancé de l’about C et de faire, nécessairement, procéder au changement de cœur ».
En conséquence, parmi les 15 manquements reprochés à la SNCF au terme de l’enquête judiciaire, seuls deux seront retenus avec un lien de causalité direct et permanent avec le déraillement : l’organisation « d’un contrôle documentaire peu pertinent en raison d’une traçabilité insuffisante des opérations de maintenance » et, conséquence du premier, d’avoir « privilégi(é) un contrôle documentaire et néglig(é) un contrôle sur le vif ». Les 13 autres fautes « ne présentent pas de lien certain et continu avec le dommage ».
Mais les attendus en marge du jugement sont tout aussi intéressants :
Une condamnation ferme
En état de récidive caractérisée pour le seul chef d’homicide involontaire (au vu des 25 condamnations prononcées entre le 18 novembre 1999 et le 25 janvier 2021, dont 13 pour homicide involontaire), la SNCF a donc été reconnue coupable :
« Évènement aux innombrables conséquences dramatiques (…), sa cause est une faute unique (…). Cette conjonction de négligences fatale s’inscrit dans un contexte de banalisation de l’urgence, de récurrence des aléas et de désorganisation chronique auquel les agents ont été contraints de s’adapter au prix d’incuries dont une, réitérée au fil des ans, a déterminé l’accident ».
SNCF est condamnée à une peine d’amende toutefois inférieure à la peine maximale requise par le procureur de la République lors de ses réquisitions. Rappelons également que dans le cadre de la procédure d’indemnisation amiable mise en place dès septembre 2013, SNCF a jusqu’à présent versé 13,1 millions d’euros aux victimes, à leurs ayants droit et aux organismes sociaux.
Mais là encore, certaines précisions apportées par le jugement méritent d’être citées in extenso :
Des conclusions qui rejoignent celles défendues par l’UNSA-Ferroviaire tout au long de ce procès. Et qui ne peuvent que faire regretter, comme nous l’écrivions en mars 2022 et comme l’a rappelé Didier Mathis à la barre du tribunal, l’impunité des décideurs politiques, seuls véritables architectes de ce « cadre politique et financier contraint » qui pèse depuis des années sur le quotidien des cheminotes et des cheminots.